Publié le 29/04/2019 à 17:00
Déçus par le monde du travail, de plus en plus de salariés choisissent de se réorienter vers un métier créatif. Nous avons recueilli les témoignages de femmes qui ont osé franchir le cap pour vivre de leur passion.
Parce qu’elles ne trouvent pas de travail à la hauteur de leur niveau de qualification, qu’elles fuient une hiérarchie trop pesante ou s’ennuient, de plus en plus de personnes choisissent de se réorienter, parfois même en tout début de carrière. D’après une enquête de 2015 de l’APEC, 14 % des jeunes diplômés de niveau bac+5 ou plus déclarent en effet avoir vécu un changement significatif d’orientation professionnelle dans les deux années suivant l’obtention de leur diplôme. Parmi les secteurs les plus attractifs lors d’une reconversion : l’artisanat, juste derrière les métiers du numériques (Odoxa). Nous avons voulu en savoir plus sur les motivations et les parcours de ceux qui ont choisi de tout quitter au profit d’un métier créatif.
Une génération en quête de sens
« Avant, j’étais acheteuse média. Ce n’était pas exactement le métier dont je rêvais, mais après deux mois de chômage, j’ai fini par prendre le premier poste qui s’est présenté. »
Comme en témoigne Capucine, aujourd’hui céramiste pour Inoui Studio, l’arrivée sur le marché du travail peut être décevante pour les jeunes diplômés. Après des études souvent longues, la concurrence et le manque d’opportunités professionnelles les conduisent à accepter des emplois pas toujours en accord avec leurs valeurs, leurs envies ou leur niveau de qualification. Conséquence : quelques années voire même quelques mois plus tard, le brown out* menace. Capucine confirme. Après une école de commerce « faute de meilleure idée » et un passage au Celsa, la jeune femme s’est rapidement questionnée sur le sens de son travail. « Les tâches devenaient répétitives. Parfois, je me disais qu’un ordinateur ferait tout aussi bien le boulot. J’en étais arrivée au stade où j’étais complètement désinvolte au travail, ce qui ne m’était jamais arrivé auparavant ». Et elle est loin d’être la seule dans ce cas. « Notre génération veut avoir un impact positif sur la société par son travail. La plupart de mes amis ont aussi très vite été déçus par leur premier emploi et beaucoup envisagent déjà une reconversion après seulement quelques années passées dans la vie professionnelle ». Car contrairement aux générations précédentes, trouver un travail n’apparaît plus aujourd’hui comme une fin en soi, mais plutôt comme un tremplin vers notre épanouissement personnel. La notion de bonheur fait son apparition dans la sphère professionnelle, comme le montre la création du métier de Happiness Manager. Selon une enquête réalisée par l’agence d’intérim Qapa, 54% des français préféreraient d’ailleurs avoir un salaire moins élevé mais un travail plus intéressant. Se sentir utile à la société, être en phase avec ses valeurs, exercer un métier qui « nous fait vibrer« … Autant de critères qui priment désormais sur un salaire confortable et la sécurité de l’emploi. Aude, créatrice de Trois petits riens, peut en témoigner. Titulaire d’un Master d’Urbanisme et d’Aménagement, elle a choisi de dire au revoir à sa carrière de cadre pour se consacrer à sa passion : la broderie. « Au delà de quitter un emploi salarié, c’est un concept que j’ai quitté, celui d’avoir un CDI à tout prix, un bon salaire (pas si bon finalement) et des congés payés. Ce n’est plus ce qui nous porte aujourd’hui. »
Jouir d’une plus grande autonomie
Ce besoin de retrouver du sens dans sa vie professionnelle conduit de plus en plus de personnes à se tourner vers la création et l’artisanat, des milieux qui permettent non seulement de renouer avec le travail manuel, mais aussi de profiter d’une certaine flexibilité qui n’existe pas toujours dans les entreprises. « Le salariat n’est pas souple. On ne peut pas organiser son temps comme on le souhaite » constate Aude. Un regret partagé par Anaïs, ingénieure géophysicienne de formation, qui vient de créer sa marque de vêtements pour enfants : « Le monde du travail actuel est ancré dans un cadre vieillissant. Les managers ne sont pas assez à l’écoute des envies des salariés. J’avais besoin de pouvoir aménager mes horaires ». Si travailler est – pour la majorité d’entre nous – une nécessité, on n’a plus envie pour autant de sacrifier ses passions, ses projets, sa vie sociale et familiale. « Je n’en pouvais plus de ne pas voir mes enfants, de ne plus avoir de vie de famille, et je ne trouvais pas de but à ce que je faisais. Je faisais entre 4 et 5 heures de transport par jour, donc ma vie se résumait à métro-boulot-dodo » raconte Christelle.
« Ma vie se résumait à métro-boulot-dodo ».
Fatiguée de son travail pour une société spécialisée dans le transport du gaz, elle a choisi de tout quitter pour créer des tissus biologiques. Un changement de carrière qui lui a permis de se mettre à son compte et de mieux jongler entre sa vie professionnelle et personnelle : « Aujourd’hui, je fais enfin partie de la vie de mes enfants et de mon mari. Travailler n’est plus une corvée, je me sens plus légère et moins pressée comme un citron par une société pour laquelle je ne suis qu’un numéro. » Ariane, ancienne animatrice devenue illustratrice, savoure elle aussi cette liberté retrouvée : « Je vis de ma passion tous les jours, je gère mon temps tel que je le souhaite, et ce sont deux choses vraiment précieuses pour mon confort à mes yeux. J’ai la liberté de travailler avec qui je veux, sur des projets qui me correspondent vraiment« .
Métiers créatifs : tout n’est pas si rose !
Si quitter son emploi pour vivre de sa passion peut en faire rêver plus d’un, il serait faussé de croire que ce changement de vie est facile. Faire accepter sa décision par son entourage constitue déjà une première étape que certains hésitent à franchir, par peur décevoir. « Lorsque j’ai annoncé à mes parents que je quittais mon travail, un CDI très bien rémunéré, à la suite de cinq longues années d’études qu’ils m’avaient financées, disons que leur réaction a été mitigée… » confesse Pauline. Ancienne gestionnaire de copropriétés, elle a choisi de se consacrer pleinement à son entreprise de teinture de laine, qu’elle gérait en parallèle de son emploi. Elle l’accorde, les difficultés sont nombreuses, et le risque d’échouer bien réel. Réunir l’argent nécessaire à son projet, se former, gérer l’administratif, trouver des fournisseurs et des clients… Un véritable parcours du combattant qui exige un grand investissement personnel. « Le stress est différent mais tout aussi présent, peut-être même plus que lorsque l’on est salarié. Car si l’on ne fait pas de chiffre, on ne mange pas, tout simplement ».
« Si l’on ne fait pas de chiffre, on ne mange pas, tout simplement. »
Perrine, qui a fondé l’atelier La Joyeuse Fabrique après avoir travaillé près de huit ans dans l’industrie pharmaceutique, tient à mettre en garde les rêveurs. « Beaucoup de personnes autour de moi idéalisent de travailler à leur compte juste pour ne plus avoir à supporter leur patron ou leurs collègues, mais ne se rendent absolument pas compte de tout ce que l’on perd en quittant le salariat, et du nombre d’heures hallucinantes de travail nécessaires pour sortir un salaire de misère ».
En outre, lancer son entreprise est bien souvent synonyme de solitude, surtout lorsque l’on travaille depuis chez soi. Si certains savourent de pouvoir maîtriser tous les aspects de leur activité, d’autres, au contraire, peuvent se sentir déstabilisés par cette nouvelle autonomie. « Au début, mes collègues et collaborateurs m’ont manqué. Être seule pour prendre les décisions, ne pas avoir une équipe pour en discuter, personne pour challenger mes choix…. Ce n’est pas toujours facile. » confie Perrine. Son conseil pour éviter l’isolement ? « Entrer en pépinière, s’inscrire au réseau des entreprises de sa ville, sortir pour rencontrer d’autres entrepreneurs qui vivent la même chose que soi. »
Vers une revalorisation des métiers manuels ?
Solitude, angoisses, incertitudes… Tout cela en vaut-il vraiment la peine, finalement ? Oui, et même trois fois oui, si l’on en croit les femmes que nous avons interrogées. Bien que la plupart d’entre elles ne peuvent pas encore vivre de leur activité, cette nouvelle liberté et les conséquences positives qu’elle engendre sur leur quotidien compensent les sacrifices consentis. « Evidemment, financièrement, c’est plus compliqué qu’auparavant. J’ai dû considérablement réduire mon train de vie, mais je me rends compte que la plupart de mes anciennes dépenses servaient à combler mon mal-être au travail. Il n’y a pas un jour où je regrette mon choix. » constate Capucine, aujourd’hui totalement épanouie dans son métier de céramiste. Toutes sont fières de la vie qu’elles se sont créée, plus en accord avec leurs valeurs et leurs envies. « Travailler avec mes mains, concevoir mes propres projets, gérer mon entreprise… Tout cela me plaît énormément. Je suis désormais heureuse de me lever le matin ! » s’enthousiasme Anaïs, qui a gagné confiance en elle depuis le lancement de sa marque La Péronnelle.
« Je suis désormais heureuse de me lever le matin ! »
Ces parcours inspirants permettront-ils de remettre en lumière l’artisanat ? « Les métiers manuels commencent à sortir de l’ombre, on assume de faire ce que l’on aime, quitte à gagner moins… » constate Christelle, rejointe par Anaïs : « La société actuelle est en train de changer. On voit de plus en plus de jeunes abandonner leurs études pour se réorienter vers des métiers plus manuels, les jeunes cadres démissionnent en masse. Si les cadres plus âgés pensent encore que faire un CAP ou un Bac Pro est réservé aux jeunes incapables de faire des études, ce n’est absolument plus le cas de la nouvelle génération ! ». Un basculement nécessaire pour Ariane : « Les métiers de l’artisanat sont indispensables, même dans une société qui se modernise de jours en jours. Il est important de garder certains savoir-faire si l’on ne veut pas d’un monde plat et aseptisé ». Et vous, prêts à vous reconvertir ?
Un grand merci à toutes celles qui ont pris le temps de répondre à nos questions : Ariane Butto, illustratrice et designer surface,
Pauline Copin-Herriot, dirigeante de l’entreprise de teinture de laine « Lain’amourée »
Mathilde Lhuillier, fondatrice du bar à couture « Chez mamie » à Angoulême,
Anaïs Chabagno, créatrice de « La Péronnelle », une marque de vêtements pour enfants faits main,
Virginie Sarda, en reconversion,
Laetitia Chilloux, future décoratrice d’intérieur,
Christelle Fahrni, créatrice de « Hysope », une marque de tissus biologiques,
Capucine Giraud, céramiste, fondatrice de « Inoui Studio »,
Perrine Sornat, fondatrice de l’atelier « La Joyeuse Fabrique » à Sautron,
Aude Herrard, créatrice de »Trois petits riens », une marque d’illustrations brodées.
* Comme le burn out et le bore out, le brown out est un syndrome de souffrance au travail qui se caractérise par une lassitude et une perte de motivation lorsque le salarié ne trouve plus de sens à son emploi.